Un peu partout dans le monde, le peuple descend dans la rue. Il manifeste. Il crie l’incapacité de l’Etat et des gouvernants de lui assurer le pain, le sucre, l’huile, bref la disponibilité des denrées alimentaires de base à un prix décent, c’est-à-dire à la portée des petites bourses, au moment où des magasins top défient le regard démuni de la masse des pauvres, qui constituent par ces temps la grande majorité des nations du monde indigent. Déplorable ! Pire, honteux.
Alors que le 21è siècle s’annonçait comme étant l’orée d’une Humanité ayant domestiqué progrès scientifiques et grandeur technologique à l’échelle planétaire. En un clin d’œil, ce 21è siècle est la proie à la plus indigne des tragédies : la faim à l’échelle du monde. En face, des gouvernements hagards, comme en hibernation organique.
Partons d’un constat : ‘’Quand le président (français, mais ça peut être le chancelier allemand, le président de conseil italien ou espagnol…) demande au peuple d’approuver sa politique, quand le président perd le référendum et quand il ne démissionne pas, cela signifie que les institutions n’assurent pas la liaison, essentielle en démocratie, entre décision et responsabilité’’[1]. Relisons ce constat à la lumière d’un donné objectif présupposant que l’Etat dans le monde démocratique est désormais un ‘’système politique dans lequel le pouvoir n’a aucun contrepoids, agit sans contrôle et ne se sent pas responsable devant le peuple souverain. Ce pouvoir ignore totalement les préoccupations des citoyens, qui se reconnaissent, quant à eux, de moins en moins dans leurs institutions. C’est ce que l’on peut nommer un décrochage institutionnel’’[2].
Analysons maintenant, à partir de ces deux hypothèses de travail, ce qui se passe dans l’Etat sous développé, le cas du Maroc, pour tirer la conclusion qui s’impose à l’observateur averti de l’actualité mondiale : Aujourd’hui, dans des sociétés comme la nôtre, il n’y a pas d’Etat, il y a des intérêts catégoriels en conflit permanent. Ce qui explique la sortie dans la rue des masses révoltées par l’inconséquence de leurs dirigeants, incapables qu’ils sont d’assurer le minimum vital à leurs populations : le pain, le sucre, l’huile, les légumes primaires bon marché. Que reste-t-il à ces masses que de dire leur raz le bol de la manière qu’elles savent faire, la protestation bruyante, anarchique, presque délirante, dans la rue, ce lieu de la révolte sincère et spontanée par excellence.
Les cris d’alerte
Dans son numéro daté du 21 mars 2008, ‘’La vérité’’ a consacré son dossier aux tensions sociales en perspective, face au renchérissement, graduel certes mais systématique, des denrées alimentaires de base. Dans ce dossier, nous soulignions que, devant la crise sociale qui sévit, ‘’il se tisse une sorte de solidarité, spontanée mais agissante, entre tout ce monde contre leurs conditions de vie de plus en plus éreintantes. Cette solidarité a vite fait de trouver preneur… Il devient presque dans l’ordre arithmétique des choses sociopolitiques marocaines de percevoir que nous sommes tous assis sur un volcan qui risque d’exploser à tout moment’’.
A l’occasion de ce dossier, nous avions lancé un appel à la vigilance, face à ce que nous pressentions comme pouvant être un mouvement de masse inéluctable, dont les conséquences pourraient être désastreuses pour l’Etat et la nation. La crise sociale que vit le Maroc ne se limite d’ailleurs pas au seul secteur de l’alimentation. Elle touche également les salaires, la spéculation éhontée que connaît l’immobilier, la dégradation alarmante des mœurs et, surtout, la défiance grandissante entre les gouvernants et gouvernés pour cause de boycott des institutions représentatives nationales et des mécanismes devant, normalement, intéresser le citoyen à suivre la gestion de ses affaires et de celles de l’Etat de manière générale. Ce mouvement de contestation a ‘’re-commencé’’ la fin de la semaine dernière. Il va continuer, au regard de ce qui se passe un peut partout autour de nous, en Egypte, en Tunisie, en Algérie, au Sénégal, en Mauritanie, et la liste s’agrandit. Personne, mais alors personne ne peut augurer de son étendue et des dégâts que cela peut engendrer.
Le constat énoncé au début, à savoir l’irresponsabilité qui se dessine partout là où la décision publique est le résultat de la subjectivité ambiante au niveau des institutions étatiques, se vérifie chez nous, tant les erreurs de jugement et de gestion, le je-m’en-foutisme caractérisé, la dilapidation des biens publics ne procèdent pas obligatoirement de la volonté manifeste de nuire à l’intérêt général. Tous ces comportements sont la conséquence directe et automatique du sentiment d’impunité, du laisser faire et du laisser aller dont sont enrobés les actes d’Etat, pour ne pas dire de pouvoir. L’absence de ce que les anglo-saxons appellent l’accountability (le rendre compte, sanctionné par la responsabilité) est en fait l’explication adéquate, rationnelle qui s’impose à nous autres Marocains habitués à ‘’tolérer’’ l’irresponsabilité de nos gouvernants, parce que l’historiographie des faits et des méfaits étatiques est problématique. Elle renseigne sur le peu de cas fait de la faute professionnelle et du manque au devoir public.
Tout cela réuni, il devient quasiment naturel que, pour dire non aux politiques publiques de leurs pays, les peuples descendent dans la rue, là où ils estiment que leur parole sera entendue. Ce qu’ont fait les millions d’individus un peu partout dans le monde, pour signifier à leurs gouvernants leur rejet de la politique sociale défaillante qui les a menée justement à hurler leur mécontentement.
Que faire et comment agir, pour éviter que les populations marocaines ne suivent en masse leurs homologues à l’échelle internationale ?
Le gouvernement et l’Etat, dans ses différentes institutions, doivent se poser ces deux questions. Nous ne les leur posons pas directement pour éviter leurs réponses langue de bois prévisibles. Parce qu’ils doivent, les premiers, s’inquiéter de la vague déferlante qui risque de sonner le glas de leur mandat, par ailleurs précaire, parce que ce gouvernement est le plus inutile que le Maroc ait jamais eu à endosser.
Des réformes structurelles…
La Banque mondiale et le FMI ont poussé les pays sous développés à abandonner les cultures vivrières, système agricole naturel répondant aux exigences de la demande interne, pour se tourner vers l’agroalimentaire, source supposée de revenus en devises. En faisant cela, ces deux institutions internationales ont tout simplement corrompu les systèmes agricoles de ces pays et, dans la foulée, précipité la spéculation outrancière des gros bonnets des produits destinés à l’export. Le résultat catastrophique et là : les pays sous développés importent tout et, surtout, les denrées alimentaires de première nécessité, qui subissent de plein fouet la folle frénésie du marché pétrolier international. Or, il se trouve que ‘’l’ensemble du système agro-alimentaire, où les prix étaient déjà en hausse à cause d’une baisse générale de la production et des stocks, est frappé par la spéculation. Les céréales étant consommées par le bétail et la volaille, le prix de la viande, des œufs et du lait explose.
En réalité, ce sont les politiques systématiques de libre-échange qui ont conduit à une destruction de l’appareil productif, et surtout le manque total d’anticipation sur les besoins agricoles par les pouvoirs publics, qui ont accepté, sous le joug du GATT, puis de l’OMC, d’abandonner leurs politiques de production et de réserves pour se reposer uniquement sur les marchés. A l’échelle mondiale, les réserves de céréales n’ont cessé de diminuer ces dernières années. Résultat : aujourd’hui, les stocks de riz et de céréales sont au plus bas depuis 28 ans, alors que de nombreux agriculteurs ont abandonné leurs activités agricoles’’.
La responsabilité directe, coupable et hilare du FMI et de la Banque Mondiale dans la crise mondiale de l’alimentaire vivrier est aujourd’hui décriée officiellement, dans un rapport tout ce qu’il y a de crédible, celui de la FAO, qui prédit ‘’une longue période d’émeutes (rien que ça !) dans le monde’’. Et, en aveugles, les gouvernements des pays sous développés ont suivi, parce qu’ils n’ont vu que le gain à terme, alors qu’ils savaient que les cours mondiaux des produits agricoles sont intrinsèquement déterminés par le marché mondial, fluctuant, spéculateur et irrégulier.
Dans ce cadre général de crise, le Maroc a-t-il des chances de ne pas sombrer dans les émeutes sociales annoncées et programmées ? Improbable, si l’on suit la courbe ascendante et boule de neige de la grogne mondiale. Mais il peut, d’abord, en limiter les dégâts, en replaçant la politique des prix des denrées alimentaires de base dans une courbe sage, c’est-à-dire soutenue par le trésor public, en sanctionnant sévèrement et vigoureusement la spéculation. En engageant, ensuite et immédiatement, une réflexion sur les moyens et mécanismes de revivification du système agricole domestique, c’est-à-dire tourné vers la satisfaction des besoins du marché interne. Enfin, en replaçant la réforme agraire, slogan aujourd’hui égaré par le discours public, dans le contexte d’une économie autocentrée, avec un volet, bien sûr, orienté vers l’export dans ce qu’il a d’industrialisant non spéculatif. Tout cela dans le cadre d’une économie compétitive, tenant compte de l’ouverture mondiale et du capitalisme concurrentiel à l’infini.
Intenable programme ! Peut être, mais il n’y en a pas d’autre, en l’état actuel du désordre mondial annoncé.
NOTES :
[1] – Dominique Rousseau, ‘’La Ve République se meurt, vive la démocratie’’.
[2] – Jeremy Mercier, ‘’La démocratie entre ruines et reconstruction’’.